par Le Pressoir
Si vous êtes déjà passés par Val-des-Monts, empruntant la route 366 en direction du lac McGregor, vous avez sûrement eu le plaisir d’apercevoir le travail du sculpteur Béla Simó et de sa compagne de vie et de création Angèle Lux. C’est là, dans ce majestueux jardin-atelier, où ce duo d’artistes travaille et expose, dotant le paysage des Collines-de-l’Outaouais d’œuvres monumentales qui alimentent l’imaginaire. Né en Roumanie, Béla a perfectionné sa pratique en Autriche sous l’aile du sculpteur de renommée Josef Elter. Ont suivi des séjours à Toronto, au Yukon, et à Terre-Neuve, pour enfin s’installer en Outaouais en 2013. Pour sa part, l’artiste pluridisciplinaire Angèle, originaire de Montréal, est venue dans notre région pour élever sa famille et poursuivre sa pratique. C’est ici ou leurs chemins se sont croisés et qu’ils ont débuté une longue carrière collaborative qui touche aux arts visuels, à la photographie et aux arts littéraires.
Depuis, leurs carrières prolifiques les ont amenés à exposer un peu partout, récoltant prix et éloges ici et ailleurs. Notamment, les artistes se sont rendus en décembre dernier à Lecce en Italie, où les deux ont participé à la biennale en arts visuels L’Ère des dieux, à la galerie Must, en plus de recevoir le Prix international d’art visuel Medusa et le prix Cesira Doria Ferrari pour la poésie et la littérature.
Béla a récemment été couronné comme artiste d’honneur de l’exposition printanière d’Arts visuels de Gatineau, en plus d’être nommé « Artiste de l’année » au Gala Distinction Val-des-Monts. Il sera également l’artiste invité au Jardin Moore, à Mascouche, pour la 8e édition de Sculptures au jardin, qui se tiendra du 21 juin au 2 octobre 2024, où il a remporté l’année dernière le 1er prix Desjardins en sculpture. D’ailleurs, Angèle y exposera également, présentant trois de ses sculptures.
Du côté d’Angèle, en plus du prix Cesira Doria Ferrari, elle a remporté le 1er prix dans la catégorie 15 ans et plus au concours de récit narratif du journal Low Down to Hull & Back News. Vous pouvez aussi découvrir un de ses haïkus dans le recueil Le plus petit poème au monde d’Hélène Leclerc, récemment publié aux Éditions David. Finalement, vous pouvez visionner son diptyque Migration I et II au Centre d’exposition Napoléon-Bourassa, à Montebello, dans le cadre de l’exposition collective FemmExpo 2024, qui est à l’affiche jusqu’au 2 juin.
Dans cet entretien avec les deux artistes, nous explorons leurs raisons de venir s’installer en Outaouais, la nature de leur pratique collaborative, leur relation avec la communauté artistique de Val-des-Monts, et leurs souhaits pour l’écosystème culturel de l’Outaouais.
Vous deux n’êtes pas originaires de l’Outaouais, qu’est-ce qui est venu influencer votre décision de vous installer ici ? Et à Val-des-Monts spécifiquement ?
Angèle : Dans mon cas, j’ai quitté le Nouveau-Brunswick où je m’étais installée après mes études en journalisme et en enseignement parce que mon conjoint de l’époque ne s’y plaisait pas. Je souhaitais m’installer à Montréal et vivre et travailler en français ; il souhaitait s’installer à Toronto et vivre et travailler en anglais. Nous avons fait des compromis et avons opté pour Gatineau. Nous nous sommes plus tard installés à Val-des-Monts pour offrir une meilleure qualité de vie à nos filles. Elles ont quitté le nid maintenant, mais je me plais ici. C’est un environnement paisible et inspirant pour créer.
Béla : Je me retrouve aussi ici en raison d’une ex-conjointe. J’ai habité 18 ans à Whitehorse au Yukon. C’était le paradis pour moi. Ma conjointe d’alors, une pianiste originaire de Terre-Neuve, s’était inscrite dans un programme d’ethnomusicologie offert dans cette province. Elle voulait également se rapprocher de sa famille. Nous nous sommes donc installés là-bas. Au bout de quelques années, nous avons réalisé que c’était une erreur pour nos carrières respectives et nous avons opté pour Ottawa. C’est en cherchant un endroit pour y construire un atelier que j’ai découvert Val-des-Monts.
Béla, vous avez récemment été nommé l’artiste de l’année au Gala Distinction Val-des-Monts, félicitations ! En quoi est-ce que la reconnaissance de votre milieu vient ajouter à votre sentiment d’appartenance à votre municipalité ?
Béla : Être nommé artiste de l’année est une validation publique de l’importance de ma contribution artistique à la municipalité. Cela signifie que la communauté reconnaît la valeur de mon travail artistique et de son impact sur la vie culturelle. C’est donc certain que de se sentir soutenu et encouragé par elle renforce un attachement à l’endroit où on vit et où on travaille. Mais il faut aussi que cet appui se matérialise concrètement. Il faut que la municipalité de Val-des-Monts soutienne ses artistes et la création artistique sur son territoire. Il faut qu’elle crée un lien avec eux, renforçant ainsi son engagement envers le développement culturel et contribuant à une communauté plus vibrante et enrichissante pour tous. À mon avis, il y a encore beaucoup de chemin à faire…
Que voudriez-vous que les gens sachent sur la communauté culturelle de Val-des-Monts ?
Béla : On m’a dit qu’il s’agit de la municipalité de la MRC qui compte le plus grand nombre d’artistes sur son territoire. Ils couvrent un large éventail de disciplines, notamment les arts visuels, la musique, la danse, la littérature et la poésie, le théâtre, la photographie et l’artisanat. Mais on ne les voit guère et on ne les entend pas. Il y a aussi un exode des travailleurs culturels. Quoiqu’une politique culturelle a été adoptée par la municipalité en 2021, arrive-t-on vraiment à soutenir et à stimuler les créateurs dans leur développement artistique ? Leur offre-t-on réellement un environnement de vie favorable à la création et une vitrine d’expression, de représentation et d’exposition ? Certes, la municipalité finance des événements culturels comme le Festival country de Val-des-Monts ou l’exposition annuelle Arts-aux-Parcs, mais ces événements ne mettent pas véritablement en lumière, je pense, le travail des artistes d’ici. Offrir une vitrine une fois par année à une poignée d’artistes locaux lors des Journées de la Culture, c’est trop peu. Nous avons besoin de plus de vision. Parce que la motivation d’un artiste est souvent fonction de l’appui et de l’appréciation qu’il reçoit. Sans motivation, il n’y a pas de passion et sans passion, il n’y a pas d’art…
Vous travaillez ensemble depuis longtemps, mais vous avez tous les deux des pratiques solos bien établies, qu’est-ce qui dicte ce qui devient une œuvre collaborative ?
Angèle : La convergence d’idées et de visions artistiques, ainsi que l’inspiration mutuelle sont probablement les principaux facteurs. Il est aussi arrivé que notre collaboration soit alimentée par l’inspiration que nous tirons mutuellement de nos pratiques artistiques respectives. Par exemple, Béla a été inspiré par une de mes créations numériques et cela a conduit à une collaboration où nous avons intégré mon concept à une sculpture. La complémentarité de nos compétences est également un facteur important. Nous nous enrichissons mutuellement et nous en arrivons à créer des œuvres qu’aucun de nous ne serait arrivé à faire seul. Notre collaboration artistique repose enfin sur une confiance mutuelle et une communication ouverte. Nous sommes capables de partager nos idées, de donner et de recevoir des critiques constructives, et de travailler en tandem pour réaliser notre vision.
Comment décririez-vous votre processus collaboratif ?
Angèle : Dans notre cas, nous nous complétons à merveille. D’abord, mentionnons que la gestion des réseaux sociaux, la rédaction des appels de dossiers, le travail de relations publiques et de communications, la facturation, la comptabilité et la gestion des inventaires me reviennent. C’est ma force. Celle de Béla, c’est la logistique, l’ergonomie du travail, la gestion du matériel et des achats, la planification, ainsi que ses connaissances techniques et son expérience en fabrication. Il a d’ailleurs fabriqué un certain nombre des outils et de l’équipement que nous utilisons à l’atelier. Nous travaillons ensemble en ce qui concerne l’idéation. Le travail de soudure, lui, est fait entièrement par Béla, mais j’interviens à chaque étape du processus par mes observations. Je travaille aussi physiquement sur l’œuvre (tracé, découpe, meulage, peinture, etc.). Enfin, j’apporte un élément plus féminin, plus de fluidité à son travail, alors qu’il m’apporte sa maîtrise du métal, de la fabrication et de la sculpture. Tout est fait par nous dans l’atelier : pas de sous-traitants ni de recours à un atelier d’usinage.
On a inauguré une nouvelle œuvre publique à Buckingham, pouvez-vous nous en parler ? A-t-elle été créée spécifiquement pour cet emplacement ?
Angèle : Flots, une sculpture en aluminium brossé, représente de façon stylisée et poétique à la fois un arbre et un jet d’eau. L’œuvre d’art public commémore la rivière du Lièvre qui a forgé Buckingham et rappelle l’importance de la forêt dans son développement.
Béla : Une série de sculptures plus petites basées sur le même concept figurent dans notre jardin de sculptures, une expérimentation sur la façon de rattacher harmonieusement des lanières de métal à un tronc. De fois en fois, le motif se complexifiait et la sculpture gagnait en hauteur et en largeur. Un prototype animé a ensuite été réalisé pour l’appel de dossier de l’œuvre commémorative de Buckingham. « Flots » est donc né de cette évolution, mais c’est tout de même une sculpture qui a été personnalisée spécifiquement pour le parc R. W. Scullion. Elle mesure près de 5 mètres de hauteur. Avec son éclairage à DEL modulable et programmable, nous voulions qu’elle révèle la magie qui peut surgir quand l’art s’invite dans un parc.
Vous avez un jardin de sculptures à votre demeure, recevez-vous souvent des visiteurs ? Peut-on visiter en tout temps ?
Béla : Notre jardin de sculptures est un lieu emblématique. Très fréquenté. Il reçoit, sans droit d’entrée, quelque 1800 personnes par année. Précédemment, Angèle offrait même gratuitement des visites guidées en tout temps. Certaines pouvaient durer jusqu’à 90 minutes selon l’intérêt des visiteurs. Parce qu’il faut dire que le jardin compte tout de même quelque 50 sculptures monumentales. Maintenant, les gens peuvent passer quand nous sommes à l’atelier ou alors ils peuvent prendre rendez-vous pour une visite, guidée ou non. Nous aimons mettre un sourire sur le visage des gens et leur faire partager notre passion.
On peut imaginer qu’il est difficile d’exposer et d’entreposer nos œuvres lorsqu’on fait de la sculpture, quels sont les enjeux lorsqu’on est artiste sculpteur ?
Béla : Les sculptures, en particulier les pièces de grande taille, prennent beaucoup de place. On doit disposer d’un espace de stockage adéquat pour les conserver en toute sécurité entre les expositions ou les ventes. Cela devient un défi logistique et financier. Si les sculptures sont laissées à l’extérieur, elles doivent être nettoyées à l’occasion et recirées. Et il faut posséder une bonne assurance responsabilité… Le transport des sculptures monumentales est aussi complexe et coûteux. Les œuvres nécessitent une manipulation et un emballage spécial pour éviter tout dommage pendant le transport et pour éviter, dans mon cas, que l’aluminium ne soit égratigné. Ces précautions sont encore plus importantes si l’œuvre est peinte. Mentionnons aussi que la manipulation des feuilles d’aluminium et le levage des œuvres monumentales lors de leur création sont parfois aussi des défis, sans parler du fait qu’une œuvre monumentale nécessite un atelier de bonne taille.
Angèle : Je voudrais ajouter qu’un autre enjeu est le coût de production : la création de sculptures comme celles que nous réalisons est coûteuse en termes de matériaux, d’outils et de temps. Leur commercialisation est aussi plus complexe que celle d’autres formes d’art, car elles nécessitent souvent une interaction physique avec l’œuvre pour en apprécier pleinement la dimension tridimensionnelle. Photographier les œuvres est également plus difficile, car l’aluminium est un matériau très réfléchissant. Enfin, les sculptures de grande taille peuvent poser des problèmes d’accessibilité, c’est-à-dire qu’il faut tenir compte des dimensions des lieux de diffusion. Je ne cesse de rappeler cette dernière contrainte à Béla quand il conçoit ses œuvres. Par exemple, une de ses sculptures n’a pu être exposée à l’Espace Pierre-Debain en raison de la hauteur du plafond et du fait qu’il faut prévoir au moins 30 cm entre le plafond et l’œuvre.
Angèle, vous naviguez entre les arts visuels, le texte, la photographie, comment est-ce que votre processus créatif a évolué à travers le temps ? Que dicte votre choix de médium ?
Angèle : Lors de mes premiers pas dans les arts visuels, je me suis immergée dans la peinture et les techniques mixtes. J’étais fasciné par la façon dont les couleurs, les formes et les textures peuvent communiquer des émotions et des idées. Puis je me suis mise à photographier ces textures, ces formes, ces couleurs, comme dans ma série de photos de murs de Shanghaï. Ma poésie, quant à elle, était alimentée par des expériences personnelles et des réflexions intimes. À ce stade, mes trois passions semblaient exister en parallèle, chacune avec sa propre voie d’expression.
Au fil du temps, mes poèmes se sont enrichis de la visualisation et des images évocatrices que je découvrais en peignant. Mes photographies sont devenues une extension de ma poésie, capturant des instants fugaces imprégnés d’émotions et de symbolisme. Mes mondes artistiques se sont entrelacés. Mon écriture s’est affûtée, explorant des thèmes plus complexes et des métaphores visuelles. J’aimerais maintenant créer des œuvres qui intègrent des éléments visuels, poétiques et photographiques, explorant la manière dont ces différentes couches d’expression peuvent se conjuguer pour transmettre des émotions et des récits plus profonds et leurs intersections.
Avez-vous un projet à venir que vous voudriez promouvoir ?
Béla : Ma situation financière limite la réalisation de mes idées en ce qui concerne la sculpture monumentale. Et comme j’ai énormément de retailles d’aluminium, j’ai décidé de me lancer dans la fonderie d’art. J’avais déjà une fonderie de bronze au Yukon, mais la fonderie en aluminium, c’est tout nouveau pour moi. J’ai donc bâti l’hiver dernier ma propre petite fonderie artisanale. Je n’ai pas eu vraiment l’occasion d’expérimenter, mais je compte mouler de petites sculptures plus abordables afin que monsieur et madame tout le monde puissent acquérir une de mes œuvres. Cela aussi me permettra d’ajouter des formes moulées à mes sculptures monumentales créées par soudage.
Avez-vous un vœu pour les arts et la culture en Outaouais ?
Béla : Je souhaite qu’on écoute davantage la vision des artistes et qu’on leur demande leur opinion à savoir comment rendre une communauté plus riche culturellement. Je souhaiterais aussi qu’il y ait plus d’occasions pour les artistes comme moi de partager leurs expériences avec de jeunes artistes, mais aussi d’apprendre d’eux. Nous pouvons grandir ensemble et nous enrichir mutuellement.
Angèle : Pour ma part, je suis convaincue que la culture est un vecteur économique et identitaire puissant. La reconnaissance de l’impact collectif des artistes et des travailleurs culturels dans notre développement doit s’inscrire dans une vision municipale et régionale forte et porteuse d’avenir. Je souhaite donc qu’on soutienne davantage les artistes en leur offrant des conditions de pratique et de travail décentes, le soutien nécessaire pour créer, innover et partager leur travail et des infrastructures pour favoriser l’expression artistique sous toutes ses formes.
Je fais vœu aussi que les arts et la culture en Outaouais prospèrent et s’épanouissent et deviennent véritablement une source de rapprochement au sein de notre communauté en contribuant à tisser des liens interculturels et intergénérationnels, en renforçant le tissu social et en célébrant la créativité, la diversité et l’inclusion.