par Le Pressoir
On ressent un élan, un vent de fraicheur, qui vient soutenir l’écosystème d’art visuel en Outaouais, et Benjamin Rodger s’en réjouit. Lui-même artiste visuel en art contemporain depuis plusieurs années, il porte plusieurs chapeaux au sein de la communauté culturelle, dont enseignant au département des arts du Cégep de l’Outaouais et président de la coopérative de solidarité Les Ateliers du Ruisseau. Ayant complété ses études en dehors de la région de l’Outaouais, notamment à Montréal à l’Université Concordia et à Nice en France à l’École nationale supérieure d’art de la Villa Arson, il est revenu s’installer à Gatineau en 2009 pour développer sa pratique.
Cumulant plus d’une douzaine d’expositions solo et près d’une trentaine d’expositions collectives ici et ailleurs, ses œuvres se retrouvent dans plusieurs collections permanentes, dont celle de la Ville d’Ottawa. Représenté par la Galerie St-Laurent + Hill, une importante institution située à Ottawa, son style évolue au fil des ans culminant en une signature visuelle propre à lui marquée par une palette de couleurs vibrante jumelée à des formes géantes. En parallèle, il occupe depuis plusieurs années la présidence d’une coopérative qui vise à construire un nouvel édifice dédié aux arts visuels sur la rue Morin au centre-ville de Gatineau. L’édifice des Ateliers du Ruisseau sera le plus important projet culturel en plus de 30 ans à Gatineau, répondant à un besoin criant des artistes visuels de la région. Celui-ci vient tout juste de recevoir l’aval du conseil municipal de la Ville de Gatineau, en plus d’une confirmation de financement de près de 35 millions de dollars. On peut dire que le projet n’a jamais été aussi proche d’accomplir son objectif, soit de créer 45 ateliers d’artistes et de construire un nouvel espace qui accueillera la Galerie Montcalm ainsi que la collection permanente de la Ville de Gatineau.
Nous avons eu l’occasion de nous entretenir avec Benjamin Rodger pour discuter de cette belle annonce, d’explorer son parcours artistique et d’évaluer l’écosystème culturel de l’Outaouais.
Est-ce que la scène artistique en Outaouais a beaucoup changé depuis ton retour en 2009 ? De quelle façon ?
Je crois que les changements ne se sont pas faits de façon linéaire et qu’il y a eu plusieurs vagues successives de projets qui ont contribué à l’avancement du milieu des arts visuels. Certains des projets qui ont marqué le milieu depuis les quatorze dernières années n’existent plus. Je pense notamment aux événements de performance de Fait Maison, aux ateliers Le Temporaire et aux ateliers L’Entre-Deux et de leurs événements respectifs. Le regretté Festival de l’Outaouais émergent avait aussi un volet en arts visuels. Je sens qu’actuellement, et depuis quelques années, nous assistons à une mobilisation du milieu et que plusieurs projets sont en conception ou ont récemment vu le jour. La coopérative d’habitation pour artistes et travailleurs culturels, le projet de rénovation du Bâtiment 9, l’agrandissement de La Filature et bien sûr, Les Ateliers du Ruisseau font partie des projets structurants pour la région. Je sens aussi que l’appui de la ville est présent, non seulement avec les projets énumérés ci-dessus, mais aussi avec des initiatives comme le Sentier culturel et la Place Laval.
L’édifice qui abritait les ateliers temporaires L’Entre-Deux. Photo : Charles Regimbal.
Crois-tu qu’on doive aller dans une métropole comme Montréal pour faire carrière en tant qu’artiste ?
Si je croyais que je devrais être ailleurs, je ne serais pas ici ! C’est sûr que d’être dans une métropole offre certains avantages comme une plus grande variété de galeries et de centres d’artistes, plus d’accessibilité à des espaces de création, la proximité à d’autres artistes et les réseaux qui les supportent. Toutefois, je connais plusieurs artistes qui travaillent à Gatineau et exposent ailleurs. Nous avons l’avantage d’être collés à Ottawa, très près de Montréal et pas si loin de Toronto (où, plus d’un quart de tous les artistes au Canada habitent et travaillent !) donc nous ne sommes pas isolés ! C’était peut-être davantage le cas autrefois, mais l’internet a changé la donne ! Dans la dernière année, j’ai, entre autres, travaillé à contrat pour le Conseil des arts de l’Ontario basé à Toronto et donné des conférences à des groupes d’artistes un peu partout au Québec, et tout ça, dans mon bureau, derrière mon écran.
Comment est-ce que ton rôle en tant qu’enseignant informe ta pratique artistique ?
Je dis souvent en riant que maintenant que j’enseigne, je comprends finalement ce que mes profs essayaient de me dire quand j’étais étudiant ! Blague à part, il est vrai que devoir enseigner des notions, qu’elles soient d’ordre technique, historique ou conceptuel, fait en sorte que je dois non seulement réviser mes connaissances pour pouvoir bien les transmettre, mais je dois aussi me garder au courant de ce qui se fait dans le milieu des arts actuels pour pouvoir assurer la pertinence de ce que j’enseigne. Je crois ainsi qu’enseigner me permet de continuer à apprendre. Je suis au Cégep de l’Outaouais depuis déjà huit ans et certains de mes anciens étudiants ont des baccalauréats ou des maîtrises et sont maintenant impliqués dans le milieu des arts en Outaouais et je trouve ça super. Je pense que d’être enseignant m’incite à m’investir dans la communauté et vice versa.
Un aperçu des ateliers de l’artiste. Photo : courtoisie de l’artiste.
Tu as développé une signature visuelle assez définie, comment a-t-elle évolué à travers les années ?
En effet, malgré plusieurs changements au fil des ans, comme passer de la figuration à l’abstraction, j’ai continué à explorer des aspects formels semblables, donc, oui, ma signature visuelle est assez reconnaissable. Mon approche s’intéresse, entre autres, à la dichotomie fond-forme, à la théorie de la couleur ainsi qu’à la manipulation de la matière. Certains aspects du processus de création sont récurrents aussi : les motifs, les lignes et les taches sont dessinés puis méticuleusement découpés dans du ruban et peints au rouleau. Toutefois, les sujets abordés sont très variés. Pour ne citer que quelques exemples, dans la série J’ai vu l’homme invisible, mais lui ne m’a pas vu, j’abordais une non-rencontre avec Patrice Desbiens, l’auteur du recueil L’homme invisible/the invisible man, ouvrage important sur l’identité franco-ontarienne. Dans la série Nelligan, je me suis basé sur des motifs de papiers peints du 19e siècle, époque du célèbre poète, comme trame de fond. J’ai choisi de ne peindre que les mains et les visages comme le faisaient les artistes d’atelier au 19e siècle (le reste était peint par des assistants). Les toiles de la série Libre circulation étaient basées sur des œuvres littéraires, puisque l’exposition avait lieu en même temps que le Salon du livre. La série Manipulation traçait des parallèles entre l’utilisation des mains dans les peintures religieuses de la renaissance et la politique actuelle. L’œuvre Tu peux encore changer le monde a été créée en réponse à une conversation avec l’assistant de l’artiste américain Joseph Kosuth. Faite en néon, médium de prédilection de Kosuth, l’œuvre a été accrochée sur une reproduction du papier peint de l’appartement où la conversation a eu lieu. Plus récemment, les lignes dans les œuvres abstraites de la série Errances, sont en fait une accumulation de tracés GPS de marches faites pendant la pandémie.
Quelles seraient les conditions qui aideraient à retenir nos artistes en Outaouais ?
Tout d’abord, les artistes ont besoin d’un lieu pour créer. Actuellement, il n’y en a presque pas. Avec les Ateliers du Ruisseau et l’initiative des ateliers temporaires, nous avons rajouté neuf ateliers occupés par treize artistes dans le centre-ville de Gatineau. Si l’on veut garder des artistes professionnels dans la région, il faut des ateliers à la hauteur de leurs ambitions. À mon avis, c’est la condition la plus importante, puisque plusieurs autres éléments vont découler du fait d’avoir une forte concentration d’artistes. Il faut aussi davantage de lieux de diffusion et de présentation et pour l’instant, ces lieux sont peu nombreux et presque inexistants lorsqu’il s’agit de galeries dédiées à la vente. Gatineau est, d’après les derniers chiffres publiés dans La Presse, la ville la plus chère où habiter et vivre au Québec. La ville offre déjà une subvention d’aide au loyer pour les ateliers d’artistes visuels et cet investissement est, sans contredit, essentiel pour que les artistes puissent se permettre de louer leur atelier. Je ne sais pas si je pourrais toujours louer le mien sans cet appui.
Une maquette du futur édifice des Ateliers du Ruisseau.
Justement, on vient d’annoncer l’appui officiel de la Ville de Gatineau envers le projet des Ateliers du Ruisseau, quelle est l’importance de ce projet pour la communauté artistique de l’Outaouais ?
C’est le projet culturel le plus important depuis la construction de la Maison de la culture de Gatineau il y a plus de trente ans ! C’est un investissement majeur pour le milieu des arts visuels et un projet unique en son genre au Québec et peut-être même au Canada ! La construction d’autant d’ateliers neufs, faits sur mesure et en consultation avec le milieu est sans précédent. Le bâtiment accueillera aussi la Galerie Montcalm ainsi que la collection d’œuvres d’art de la ville de Gatineau, qui est, soit dit en passant, l’une des plus importantes collections municipales d’œuvres d’art au Québec. De plus, le fait que la coopérative deviendra propriétaire de l’immeuble garantira la pérennité du projet et empêchera l’expulsion des artistes, comme on le voit trop souvent lorsque des immeubles qui abritent des ateliers sont vendus à des promoteurs ou à des spéculateurs. Les Ateliers du Ruisseau visent, entre autres, à créer les conditions propices à la rétention d’artistes et à devenir un point de rencontres et d’échanges pour les arts visuels, les arts médiatiques ainsi que pour les métiers d’arts.
Vue d’une récente exposition de l’artiste à la Galerie Montcalm. Photo : courtoisie de l’artiste.
Un incontournable culturel en Outaouais cet été ?
L’exposition XL présentée à AXENÉ07 jusqu’à la fin du mois de juillet en vaut le détour. C’est une exposition de groupe qui vise à souligner les 40 ans du centre d’artistes tout en étant un aperçu de ce qui se passe en art actuel en Outaouais. Depuis le vernissage au mois de juin, il y a eu quelques soirées organisées dans le cadre de cette exposition (performances, discussions, fêtes) et je salue AXENÉ07 pour son initiative.
Une des œuvres de Benjamin Rodger est actuellement à l’affiche dans le cadre de l’exposition collective XL au centre d’artistes AXENÉO7, qu’on peut visiter gratuitement jusqu’au 29 juillet 2023.