L’usure du milieu de l’art : zone sinistrée dans un décor de théâtre abandonné

image
Type d’audience
Mode d'assistance Événement en présentiel

L’installation Zone sinistrée dans un décor de théâtre abandonné occupe une place centrale dans cette exposition qui dévoile un nouveau corpus de Milutin Gubash, lequel complète un cycle d’œuvres qui s’étend sur une dizaine d’années et qui s’est amorcé à la Galerie UQO en 2015. Le centre de l’espace d’exposition est occupé par une quantité monumentale d’objets – tel un ensemble de sculptures interconnectées – accompagnée du scénario d’une vidéo imaginant des travailleur·euses migrant·es qui réinventent une finalité cynique à notre cycle perpétuel de gaspillage et de consommation. Cette exposition est l’aboutissement d’une exploration du processus artistique lui-même tel que vécu par l’artiste – en termes de travail, de dépenses matérielles, d’accumulation d’objets, de gaspillage et de risques d'échec inhérents à la création d’œuvres d’art.

 

Dans ce corpus convergent des éléments en apparence dissociés, pourtant tous curieusement liés entre eux :


-             les images d’actualité des camps de réfugiés en Europe;

-             des souvenirs de l’expérience personnelle de l’artiste en tant que migrant au Canada;

-             un rêve de décor de théâtre constructiviste jeté à la mer et échoué sur le rivage des années plus tard pour être reconstruit sous une forme différente;

-             une usine souterraine à fabriquer soi-même;

-             des îles de déchets plastiques flottant dans l’océan;

-             le lien entre le traitement des objets jetables et celui des gens (et des relations humaines);

-             les arrière-salles des centres de tri d’articles usagés comme le Village des valeurs.

 

Le temps de l'exposition, la Galerie UQO se transforme en centre de tri pour objets non désirés et machines inutilisées, ainsi qu'en décor de pièce de théâtre donnant à voir un monde d'objets voués à disparaître. Zone sinistrée dans un décor de théâtre abandonné considère le présent comme le point de départ d'un avenir très problématique, voire incertain. L'effet du temps sur l'œuvre clarifiera certainement l'un des deux résultats possibles : rendre l'installation et l'approche de l'artiste nostalgiques et obsolètes, ou peut-être lui conférer une qualité étrangement prémonitoire, avertissant d'un avenir sombre où les gens sont livrés à eux-mêmes, jouant avec des objets brisés et inutiles. Disposées sur une plateforme surélevée, les sculptures à la fois complexes et détaillées prennent l'apparence de personnages monstrueux dans un théâtre d'objets. Elles interagissent les unes avec les autres de manière multiple et mystérieuse, mais aussi avec le public lorsqu'elles respirent, donnent des coups de pied, tournent et s'illuminent. Le jeu au sein de l'installation est-il celui de formes en conflit les unes contre les autres, ou bien la dernière machine physique rêve-t-elle en exécutant ses derniers tours et ses dernières surprises à des fins d’amusement public, avant d'expirer définitivement ?

 

Dans une narrativité fantasmée, la vidéo Chocolats yougoslaves à prix réduit met en scène des membres du personnel d’une friperie, qui se faufilent chaque nuit dans l’arrière-boutique où ils et elles font le triage de matériel. Ces personnes improvisent des machines et des structures afin d’envelopper de papier aluminium divers objets obsolètes, produisant ainsi des « faux-chocolats » qui sont remis en circulation pour perturber le modèle de production qui les a créés. Dans cette intrigue, les travailleur·euses sont des personnes immigrées de l’ex-Yougoslavie qui ont vécu une expérience socialiste ratée, avec une économie planifiée qui générait des produits démodés, souvent dysfonctionnels. Leur débrouillardise, à la suite de cette expérience, est teintée d’un caractère subversif, distrayant et farceur. Les mêmes personnes ayant vécu la douloureuse transition vers le modèle capitaliste mondial se sont habituées à faire des pieds et des mains pour transformer en marchandises tout ce qui peut être reconditionné à des fins lucratives. Cette prémisse, presque mythique, qui agit comme fondement de l’œuvre vidéo et de l’installation sculpturale, propose une perspective et un questionnement sur ce qui constitue des formes valables de désir et de transaction.

 

Les objets regroupés dans l’exposition parlent véritablement de l’impermanence du goût et de la frustration permanente du désir, ainsi que de l’anxiété personnelle et collective créée par une économie qui repose sur l’obsolescence. Refusant de se conformer au modèle exigé par le capitalisme, à créer toujours plus de désir, n’acceptant pas non plus de voir simplement cet archétype fantasmé comme une forme d’acte de désespoir, Milutin Gubash envisage cet ensemble de références comme des moments de transition brutale, conscients et agissants; des subversions et des transformations, mises en œuvre pour ouvrir la voie à d’autres façons de vivre dans le monde.